J’ai toujours été une jolie enfant. Je revois ces inconnues qui, au détour d’une allée dans un magasin ou dans la rue, demandaient à caresser mes beaux et soyeux cheveux châtains. J’ai reçu des offres pour faire du mannequinat alors que je n’avais que 12 ans. Un peintre, alors que j’ai tout juste 7 ans propose à mon père de me tirer le portrait. Pendant longtemps, le tableau a trôné dans le salon, les visiteurs et nouveaux ami.e.s acquiesçant qu’en effet, cela aurait été dommage de ne pas dire oui, tellement je suis gracieuse et angélique.
Été 92, ma mère travaille comme une acharnée, mon demi-frère et moi passons les grandes vacances chez sa soeur ainée. Dès qu’il en a l’occasion, mon oncle « vérifie » à certains endroits bien précis que je me suis lavée correctement. J’ai 9 ans. Plus jeune, il venait dans ma chambre pour vérifier si je n’avais pas peur la nuit. Je suis sa petite préférée, il faut que ça reste notre petit secret.
Été 94, je suis en vacances chez mes grands-parents paternels, je passe la plupart du temps chez ma meilleure amie d’enfance. Un soir, alors que je dors chez elle, je me lève pour aller faire pipi. Ses parents reçoivent des amis. Alors que je n’ai pas fini, un homme se faufile dans les toilettes avec moi. J’ai 11 ans. Je retourne dans la chambre, titubant, complètement sous le choc et décide de ne pas en parler: ma vie familiale est déjà chaotique, pas besoin d’en rajouter.
De 96 à 99, on me surnomme « silicona » au collège. Dans la rue, les hommes se retournent sur mon chemin. Je repense à cette fille, Paloma, qui avait une poitrine aussi généreuse que la mienne et à qui cela ne semblait pas déranger. Les garçons étaient à ses pieds. Moi, j’avais juste envie de gerber et changer de vie. La femme de mon père, obsédée par mes formes loin d’être filiformes, déclare la guerre à ce corps d’adolescente qui ne comprends pas vraiment ce qui lui arrive. J’ai beau maigrir, mes seins, eux ne disparaissent pas.
2003, un pote d’un pote d’une amie m’embrasse par la force. Je m’en voudrais pendant longtemps de ne pas lui avoir foutu une beigne. Mais sur le moment, je reste figée sur place, ne sachant pas trop quoi faire.
2004, je commence ma vie d’adulte à Lyon. Je ne compte plus le nombre de regards salaces jusque dans les allées du supermarché, le vieux qui te touche les fesses dans le bus bondé ou le gars qui, après s’être assis à côté de toi dans le tram, te caresse tranquillement la cuisse comme si de rien n’était. À chaque fois, je suis incapable de dire quoi que ce soit mais je hurle intérieurement.
Alors que je travaille dans un fast-food, un des grillman commence à me draguer ouvertement. Dès que je passe devant le bin, il me fait des clins d’oeil, me disant que je suis dans son top 10 des femmes les plus belles, s’invite à ma pendaison de crémaillère, me déclare sa flamme dès qu’il m’aperçoit. Ça dure des mois et des mois, je ne sais plus comment lui dire non.
Ce n’est pas le seul à être aussi poussif dans mon quotidien. Il y aura aussi tous ces mecs croisés dans le métro qui me demandent mon numéro de téléphone. Je me renomme Julie et, of course, refile un faux numéro. Les plus acharnés me demandent de répéter le numéro en question pour vérifier qu’il n’est pas sorti de mon imagination. Quelques mois plus tard, me reconnaissant, un de ces fameux gars me poursuivra pour faire face à ma tromperie. Morte de peur et pour éviter qu’il me suive jusque chez moi, je me dirigerai vers le vigile de la gare de Perrache. Régulièrement, j’appellerai ma coloc de l’époque pour qu’elle m’attende devant la porte de l’immeuble. 750 mètres me séparent de mon appartement sur le cours Bayard et chaque soir, les images d’Irréversible dans la tête, je suis sur le point de me pisser dessus, de peur qu’il m’arrive à nouveau quelque chose.
Toutes ces années, j’ai fini par me convaincre que j’étais la cause principale de tous ces évènements, que d’une façon ou d’une autre je les cherchais, les attirais comme un aimant. Aucune de mes amies ne m’ayant raconté des faits similaires, j’ai cru être un cas isolé. Mon joli minois, mes formes, mes seins plus que généreux: je me détestais plus qu’autre chose. Je ne me suis jamais habillée de manière suggestive.
Ce n’est alors qu’en 2008, lors d’une conversation complètement anodine, que ma mère, cet être sauvage et souvent incompris, me révèle qu’elle a été violée dans un camping, derrière des poubelles, alors qu’elle n’avait que 17 ans. Je me dis que tout cela est donc très certainement génétique. Il doit y avoir quelque chose dans notre sang qui les attire, comme pour les moustiques.
À partir de 2005, ma vie ayant complètement vrillé, je me suis laissée aller et pris une dizaine de kilos dans l’année et une autre dizaine l’année suivante et ainsi de suite. Les sifflements dans la rue ont cessé, on ne me harcèle plus, plus besoin de raser les murs la tête baissée. Je découvre une nouvelle liberté dans ce corps meurtri par les années. Ce poids, que je porte encore aujourd’hui est devenu ma carapace. Cette carapace que ma famille déteste autant, dont elle a honte, je lui dois très certainement la vie.
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